Interviews

J'ai interviewé pas mal d'auteurs depuis les années quatre-vingt. On retrouvera ici quelques-uns de ces textes. J'enrichirais cette page au fur et à mesure.
On en retrouve pas mal d'extraits dans mon livre chez PLG, la Grande Aventure de la bande dessinée, paru en 2018 et prépublié dans les Cahiers de la BD
Edmond Baudoin - 1989 - pour les Dernières Nouvelles d'Alsace
David Lloyd - 2014 - pour La Dépêche du Midi
Nicolas Devil - 2016 - pour Kaboom

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Edmond Baudoin

en 1989
Pourquoi traiter la BD de façon marginale ?
Vous étiez peintre au départ ?

Oui je crois que c’est cela, peut-être aussi car je n’ai pas de culture de BD. J’en lisais peu étant enfant mais, je le vois avec mes amis que font de la BD, la plupart sont des admirateurs de la BD. Leur monde c’était aussi la BD. Et je le vois chez les jeunes qui veulent en faire ils nous regardent comme des demi-dieux. Il faut dire qu’il n’y avait pas autant d’albums qu’aujourd’hui. Mais je n’ai aucune connaissance de la BD. je l’ai appris en en faisant. Même qu’au début, j’avais une morgue, j’avais l’impression de tout pouvoir révolutionner. Non pas que je considérais que c’était quelque chose de bêtifiant, ce n’est pas cela, mais je me disais qu’on pouvait faire autre chose que le texte et l’image. À présent j’ai découvert qu’il y avait des anciens qui étaient importants, qui étaient forts et puis que ce n’est pas une chose aussi facile que cela. Mais c’est en la faisant.

Pourquoi cette transition ?

Cela fait partie de mon histoire. Je ne suis pas venu à la peinture tout de suite. J’étais certainement un bon fils et pour faire plaisir à mes parents j’ai fait tout autre chose dans ma vie. Ce n’est que vers la trentaine que j’ai découvert qu’on pouvait tout laisser tomber pour faire ce que j’avais envie de ma vie. Et à ce moment-là, c’est vrai ce n’était pas facile de tout laisser tomber mais j’avais un peu d’argent et je pouvais, pendant 2-3 ans ne rien gagner du tout et ne faire que cela. je pensais pouvoir y arriver en 3 ans. Mais cela a été bien plus long. Mon amie, pendant très longtemps elle a supporté le choc de tout cela. Moi je faisais la cuisine et je m’occupais des enfants. Les raisons c’étaient cela. À un moment je me suis dit que je pourrais faire un peu d’illustration pour gagner ma vie et puis, et puis j’ai fait de la BD.

Votre premier album est très fouillé, ensuite il y a un changement de style

Comme pas d’école, pas de cours de dessin. Je ne savais donc pas que le pinceau était un instrument aussi extraordinaire. Cela fait qu’au début je me servais de rotring ou de plume et puis je me rendais compte que comme je dessinais grand sur le papier, il y avait une grosse déperdition à la réduction. Je passais un temps infini à mes dessins qui de toute manière ne rendaient pas à la réduction. Je les trouvais au final plats et secs. Au départ c’était donc par souci d’efficacité par rapport au noir et blancs rendus par l’imprimerie. Et puis j’ai découvert le plaisir et la sensualité du pinceau et je m’y plais encore aujourd’hui. Autant j’ai découvert la BD tard autant je suis aujourd’hui un partisan de la BD. Je trouve qu’il y a des choses qui peuvent se dire avec cette expression de l’écriture et du dessin assez extraordinaire. Et que dans l’avenir, je vois que les éditeurs, même s’il y a la crise, il y a toujours de belles choses qui se font. Et je pense qu’il y a des jeunes qui poussent derrière et qui iront très loin avec ce média, cette façon de s’exprimer.

On revient pourtant vers des choses très classiques en ce moment

Parce qu’il y a ce creux dans l’édition, parce qu’il y a cette difficulté. Mais en même temps je reçois des lettres de France et je suis en contact avec d’autres dessinateurs et des scénaristes comme Frank, et des jeunes dessinateurs qui font des belles choses et il commence à y avoir une colère. Il y a un décalage entre ce qui se fait et ces dessinateurs qui n’ont pas forcément les dents longues et qui ne veulent pas forcément se faire des sous avec cela mais qui ont envie de s’exprimer en profondeur avec cette manière de faire. Et cela dans tous les domaines, que ce soit dans le comique ou dans le rêve mais qui ont envie d’aller plus loin. Si ça se tient encore un temps la BD, il y aura un retour de balancier, ce n’est pas possible que les choses soient aussi, euh… Enfin dans la production actuelle il y a quelques trucs de bons mais il y a une quantité… c’est un peu comme la production de la télévision. On ne peut pas dire que ce soit mauvais, c’est parfaitement bien dessiné. Mais on n’en retient rien, comme dans les films américains : il n’y a rien au fond.

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Par contre votre travail est particulier

Pour moi vu mon histoire, je n’ai pas quitté mon métier de comptable pour retourner à la comptabilité (rires) ! Il n’est pas question que je m’embête dans ce métier. Je ne dis pas qu’il ne faut pas faire de concessions. On fait tous des concessions. Je ne crois pas qu’on puisse travailler dans la liberté totale. Cela n’existe pas et en même temps ce serait ridicule de vouloir la liberté, c’est quoi. Mais il n’y a pas trop de flic en moi qui m’empêche ou qui m’interdit certaines choses

Votre travail peut parfois être déroutant (La Croisée)
On n’y trouve pas la même poésie que dans les précédents.

Alors, il est vrai que Frank est un ami. Comme Lob avec qui je fais des récits dans (A suivre) de temps en temps et qui donneront un album dans quelque temps, je pense. Il m’arrive de travailler avec d’autres gens. Cela ne me déplaît pas. C’est une sorte de voyage à l’intérieur d’un autre, d’un cerveau qui n’est pas le mien. Mais Frank, jusqu’à maintenant je n’ai pas réussi (mais je crois que je vais y arriver), à faire ce que je veux. Je suis lent ! Mais Frank à quelque chose à dire. Le prochain album que nous allons faire ensemble il me raconte plus sa vie. Au fond souvent les hommes ont du mal à se déballer et à vivre comme la Peau du Lézard, justement. Osez dire ce que… c’est tellement difficile de dire, il faut oser se mettre un peu nu, quoi. C’est vrai qu’un homme comme Frank, qui a d’immenses qualités, se cache derrière d’autres peurs, d’autres derrière d’autres mondes qui ne sont pas spécialement les siens. On y arrivera. Et pourquoi pas faire ces essais pour arriver à quelque chose. Et là, prochainement je vais travailler avec Le Clézio, l’écrivain, pour illustrer… Le Clézio, cela fait longtemps que je le connais, et je voudrais faire une BD avec lui. Cela fait longtemps que nous avons parlé de cela. Mais il y a d’autres travaux, il a toujours envie mais ce n’est pas aujourd’hui. Le temps, tout est une question de temps. On a tendance aujourd’hui à vouloir trop le compresser le temps. S’il n’est pas mort, si je ne suis pas mort, on fera une BD ensemble. Mais par contre les éditeurs ont d’autres priorités, alors Futuropolis m’a demandé s’il n’était pas possible d’illustrer un roman comme Tardi a fait avec Céline. Je vais donc faire le Procès-Verbal, qui avait eu le prix Renaudot dans les années 60. Je travaille différemment que Tardi par rapport à Céline, car Le Clézio est vivant et que je le vois, que je lui montre ce que je fais et donc j’ai une plus grande liberté que tardi avec Céline qui ne peut pas le trahir au-delà d’un certain point. Alors qu’avec Le Clézio je peux trahir comme je veux. Je peux même raconter une autre histoire à côté de la sienne. Et c’est ça que j’ai envie de faire. Et c’est ça que la BD peut faire dans l’avenir. C’est-à-dire raconter des choses qui sont… J’en parlais aujourd’hui. Il me vient des idées fabuleuses de scénarios. J’en parlais avec Fremion (?). Peut-être qu’un jour je travaillerais avec lui. On a eu l’idée d’une BD qui montrerait un homme, par exemple, qui serait à la campagne, perdu, seul, très matérialiste. Non pas que lui soit matérialiste mais en butte avec des choses très matérialistes. C’est-à-dire la solitude, ce n’est pas matérialiste mais ça PEUT l’être. La solitude, le peu d’argent, être obligé de faire son lit, parce que tout seul. L’ennui La campagne triste, le plus souvent, le brouillard… Et cela le montrer triste en bande dessinée et par ailleurs cet homme, écrivant des lettres, à sa fille, pourquoi pas, ou à certains, qu’il aime. Des lettres extraordinaires décrivant des paysages, sur la vie mais vraiment extraordinaires. L’homme. Mais ce genre d’idées, trouvé à table, dans un endroit avec du monde. Ce genre d’idées il y en a plein. Il y a des choses fabuleuses à faire avec cette histoire de textes et d’images et qui ne racontent pas obligatoirement les mêmes choses, qui sont sur des plans différents. Parce que c’est vrai qu’avec ces trois éléments : le dessin, le texte, et le fait que le dessin et le texte se répondent de case en case, on peut raconter la mort dans la même case où l’on parle de la vie. Et la case suivante dessiner la vie et raconter la mort. Et la case suivante mettre l’Amour là au milieu. Et en trois cases mettre des éléments d’une densité extraordinaire, aussi extraordinaire qu’une page d’écriture. Mais si les éditeurs le permettent, si… Ah il n’y aura pas beaucoup de lecteurs au début pour ce genre de choses. Je ne crois pas. C’est là le problème, pour les éditeurs. Mais qu’est-ce que ça peut faire. Je ne crois pas que les premiers livres avaient beaucoup de lecteurs. Ils étaient écrits pour les journaux comme pour Balzac, les premiers romans. Mais pourquoi pas qu’il y ait peu de monde. Aujourd’hui j’ai entendu, aux États-Unis, il n’y a pas très longtemps, un poète américain qui, à New York, qui diffusait de la poésie, un des plus grands poètes d’aujourd’hui, qui diffusait à 500 exemplaires ! C’est affolant quand n voit qu’il y a 250 millions d’Américains et il diffuse à 500 exemplaires. Bon, est-ce qu’il faut arrêter la poésie à New York ? Toute la question est là, toujours. Et même… Mais ce n’est peut-être plus les questions que vous posez…

Non, non, allez-y…

L’impact que l’on a, dépasse toujours largement le petit cercle des gens qui lisent. Je vois comment, aujourd’hui, alors que je suis peu lu. La Croisée, je crois que là elle est épuisée, à 3000 ex. Ils ne vont pas le rééditer car c’est trop cher. Donc, bon… 300 ex c’est le maximum. Et je n’ai pas encore épuisé un seul album chez Futuropolis et ils ont tous été édités à 3000-3500 ex. Alors si on regarde la quantité de gens qui l’ont acheté, ils ne sont donc pas épuisés et de loin, il reste plus de 1000 albums quelques fois. Quand on voit parallèlement à cela ce que je représente, même auprès des dessinateurs, les auteurs, les jeunes qui arrivent, les fanzines qui viennent me voir et font des interviews et tout cela, c’est une disproportion énorme et en même temps c’est normal et c’est bien comme cela. Ce n’est pas bien qu’il y ait si peu de gens qui lisent mais je veux dire que donc les ventes sont ridicules mais parallèlement il y a un impact de ce que je fais. Même chose pour Gotting. L’impact qu’à Gotting qui est arrivé après moi, comment il est perçu par les jeunes alors que c’est à peu près le même niveau de vente que les miens. Tout cela va servir à d’autres, qui vont prendre des choses de ce que fait Gotting, de ce que l’on fait qui font avancer la BD, quand même. Ce sont souvent des petits morceaux de choses, peut-être (comment le dire sans être méchant), en les dénaturant, mais je ne crois pas. En en faisant autre chose. Donc on a notre importance, importance dans le sens d’exister dans ce monde, mais c’est vrai qu’on ne rapporte rien à notre éditeur.

I y a tout de même des contingences matérielles…

Il y a un album par an, il y a 12 albums cela fait une douzaine d’années. Les premières années… (Anna à 11 ans, ça a commencé à peu près quand elle est née) je gagnais très peu, les déclarations d’impôts… en France je dois être un des très rares bonhommes à déclarer si peu. C’est-à-dire j’avais reçu une année à peu près 10000 francs, en totalité. La Peau du Lézard m’a rapporté 10000 francs. Vous faites un album par an et vous gagnez 10000 francs. Et donc je n’ai pas déclaré 10000 francs, j’en rajoutais jusqu’à 30000, pas pour payer des impôts, je n’en paye toujours pas mais j’augmentais ce que je pouvais recevoir des éditeurs pour pouvoir ne pas avoir honte. En face de qui, je n’en sais rien, la femme qui reçoit les papiers, je ne voulais pas avoir trop honte… c’est ridicule (rires) ! Non cela ne rapportait pas.

Vous êtes plus riche de contacts et de rencontres

Ah oui beaucoup plus riche !

Et si on vous dit que vous êtes un grand bonhomme.

(rires) Cela ce n’est pas à moi de le voir.

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Vous le disiez vous-même tout à l’heure : vous avez une influence

Oui cela, je m’en rends compte, je suis des fois étonné alors que, je le disais j’ai fait une douzaine de livres, en tout il a dû se vendre peut-être 15000 albums. Pour la totalité
cela fait une quinzaine de milles d’albums, tout le monde n’a pas acheté… Mais les critiques sont… on en fait beaucoup là. Les journaux et puis les gens qui aiment la bande dessinée. Je sais… parce qu’on m’a mis dans le jury pour les fanzines alors j’ai regardé tous les fanzines et j’ai donné un nom. Et puis après on m’a dit que ce nom avait été donné plusieurs fois. Et que ce sera certainement lui qui aurait le prix des éditeurs de fanzines. Et le responsable des fanzines qui m’a dit cela, m’a dit (il se trouve que c’est un jeune homme qui travaille en noir et blanc) « c’est ce jeune homme qui m’a fait te découvrir, qui m’a montré les premiers albums de toi ». Alors oui c’est sûr, ce jeune homme qui va avoir le prix ce soir, était lecteur, avant même de faire des fanzines, bien sûr pas que de moi mais tout de même… c’est vrai ça. Et cela, c’est plus que de l’argent. Et maintenant, en plus, je commence à en vivre. Parce que, pour des raisons que je feins d’ignorer. Parce que… pourquoi maintenant, une maison comme Casterman m’a quand même longtemps cassé du sucre sur le dos. Je ne sais pas s’il faut le dire puisqu’aujourd’hui elle m’ouvre ses portes. Pourquoi m’ouvre-t-elle ses portes aujourd’hui ? C’est-à-dire quand Etienne Robial me défendait dans des colloques, dans les endroits où il allait, Mougin lui disait (pas que lui) « pourquoi vous faites travailler ce type, il est mauvais. » et ainsi de suite. Alors pourquoi aujourd’hui Mougin me fait-il travailler, quoi ? Bon, c’est parce qu’il leur faut aussi cela. Pourtant 3000 exemplaires, ce n’est pas cela qui les motive : c’est pour l’image de marque. Donc on arrive aussi comme cela, même, à gagner sa vie ! (rires) On finit par y arriver tout de même. Alors ce n’est pas de sconses à donner, je veux dire, on est ce que l’on est. Je ne sais pas tellement être autrement. Et puis, c’est même pas ça. Pendant longtemps j’ai cru qu’il y avait des gens qui trichaient, quoi, dans les choses de l’expression. Si on prend le cinéma, ce sera plus facile parce qu’on peut dire des noms sans qu’il y ait de problèmes, il y avait d’un côté des types comme Resnais et puis de l’autre côté des types comme euh, je ne sais pas, Claude Zidi. Je me disais, il y en a qui trichent. Il y en a qui ne sont pas honnêtes. Et, faisant ce métier de la BD, je me suis rendu compte que non. Il n’y a pas tellement de tricheurs. Simplement Resnais ne peut pas faire ce que fait Claude Zidi et Claude Zidi ne peut pas faire ce que fait Resnais. Et c’est bien qu’il existe Claude Zidi et c’est bien qu’il existe Resnais. Alors je ne crois pas qu’il y ait… Sincèrement je crois que Zidi fait ce qui lui semble le mieux. Et il ne pense pas, quand il fait cette chose-là, « cela va me rapporter tant de fric ». Et je le vois parmi les dessinateurs de BD c’est pareil. Absolument pareil. Je peux même citer quelques noms parce que c’est des gens que j’aime bien. Margerin n’a pas décidé de faire ce type avec la banane pour vendre beaucoup d’albums. Pas du tout. Il fait ce que lui a envie de faire et ce qu’il aime. Il se trouve qu’il y a une conjonction entre lui et le lecteur. Il n’y est pour rien ! Je veux dire que si les lecteurs n’achetaient pas du Margerin, Margerin ferait du Margerin quand même. Il n’y a pas des types qui calculent leurs plans de carrière.

La bande dessinée prend des voies différentes et le lectorat doit apprendre à s’y faire.

Oui, c’est ça, quand même. Et c’est bien, et pourquoi pas dans 10-15 ans. Mais ce n’est pas pour ça qu’on fait les choses, on les fait parce qu’il faut absolument les faire. Au fond on fait tous les choses de la même manière que cet alpiniste qui avait répondu à “Pourquoi vous grimper les montagnes” par “Parce qu’elles sont là”. Je veux dire, on fait les choses parce qu’il n’y a pas d’autres moyens que de les faire.

Cela m’étonne toujours que l’on ne vous connaisse pas car il y a une telle tendresse, une telle émotion dans ce que vous faites, que cela me paraît évident que tout le monde devrait vous avoir lu !

Je suis tout de même connu. C’est vrai qu’à Nice par exemple je suis dans toutes les bibliothèques. Les gens des bibliothèques viennent me voir. Donc il y a des lecteurs potentiels. C’est vrai que dans La Peau du Lézard il y a de la tendresse, beaucoup.
Ça marche toujours ? Ça t’intéresse toujours que je parle ? Le prochain album que je fais personnellement, j’ai fait encore, là, un autre truc. Je raconte que je fais le portrait de quelqu'un. je l’appellerais le Portrait, d’ailleurs. Et je raconte l’histoire d’un homme qui essaye de faire le portrait d’une femme. C’est banal que ça n’en peut plus. Le fait qu’il ne va jamais y arriver, c’est banal que ça n’en peut plus, aussi. Mais le jeu consiste “est-ce que moi je vais y arriver, en me servant… ?”, alors je me sers, comme lui, je fais le portrait, comme lui, j’essaye de le faire. C’est-à-dire que je présente au lecteur les recherches et les portraits. Je ne triche pas, je fais des essais et je mets les essais dedans. Et, cette fille, cette femme, ne va pas parler, elle ne va pas avoir de bulles elle. Elle va s’exprimer par des carnets secrets à elle. Par des bouts de lettres, des lettres qu’elle envoie à des gens. Et elle va aussi s’exprimer par le mouvement. C’est-à-dire que dans certaines situations, imagines qu’elle est dans le métro et qu’il y a devant elle un homme qui agresse un autre homme. Elle va ressentir quelque chose et je vais exprimer ce qu’elle ressent non pas par le texte mais par l’expression graphique. C’est-à-dire que je vais continuer le portrait même quand le peintre n’est pas là pour la portraitiser. Je vais faire le portrait d’elle, le portrait mental, le portrait de ses expressions. Je vais donc me servir de la BD pour raconter des choses uniquement par le dessin. On va voir si ça marche. Uniquement que par la sensibilité. Et peut-être vers la fin, au fur et à mesure de l’album, la représentation d’elle-même va devenir, dans la rue, dans les choses, a devenir de plus en plus libre. Presque abstraite, qu’il n’y ait que la sensibilité du trait pour la définir. E on va voir si… ça va être invendable (rires) !

Et la couleur ?

La couleur ? Pourquoi pas un jour.

Dans la croisée…

Oui. Quand l’histoire peut se… c’est extraordinaire. Scoop là ! Je viens de me rendre compte, là à l’instant, qu’effectivement je vais finir cet album en faisant des choses de plus en plus abstraites. C’est dans cette interview que je viens de le mettre en place réellement. C’était nébuleux, là maintenant, ce sera… je le sens comme cela. Avec la vie, les rencontres. Le livre finira presque abstraitement par notre rencontre. Peut-être cela serait venu dans 15 jours. Mais…

Une dernière question ? Vous travaillez en direct…

Mais c’est pour garder la liberté d’avec le pinceau. Et puis je crois que, et j’en ai fait l’expérience, j’en suis certain, que selon ce qu’on utilise, le matériau, le dessin se transforme. Alors j’utilise le pinceau sur du papier Canson mais ce peut être du papier machine, et quand j’ai trouvé le dessin qui convient, j’en fais 3-4, des fois 10, des recherches, un peu comme Matisse faisait d’ailleurs, lui le faisait pas avec des calques. Chaque fois je me décalque avec la table lumineuse et quand j’ai trouvé le dessin qui, à mon avis, est le plus juste, je me décalque une dernière fois et c’est ce qui va être l’original. Je ne fais pas de crayonnés : je fais une grande quantité de crayonnés au pinceau quoi !

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David Lloyd en 2014

David Lloyd, parrain du 11e salon de la bande dessinée de Saint-Gaudens, est l’auteur internationalement reconnu de V pour Vendetta (avec Alan Moore au scénario). La création de ce personnage lui a ouvert toutes les portes et le conduit aujourd’hui vers l’édition numérique puisqu’il est le fondateur et l’éditeur de la revue en ligne Aces Weekly. Il faut dire que V est devenu un personnage mythique dans la culture d’aujourd’hui, au même rang qu’un Tarzan ou Zorro, car son masque a été repris comme symbole de la lutte contre l’oppression, notamment par les Anonymous.

Comment avez-vous commencé dans la bande dessinée ?

J'ai commencé à la fin des années soixante-dix comme auteur complet - la plupart des artistes en Grande-Bretagne sont des auteurs complets, pas en tant qu’encreur, lettreur ou coloriste comme cela est courant aux États-Unis. Au départ ce furent sur des titres très obscurs mais j'ai obtenu la reconnaissance par mon travail sur un personnage appelée Knight-Raven pour la division Marvel du Royaume-Uni.

Qu'est-ce que V pour Vendetta a changé dans votre carrière ? Ce personnage est-il lourd à porter ?

Pour moi il est devenu une carte de visite artistique et une réputation. Je ne suis jamais fatigué de lui, il n'y a pas de problème à être le bénéficiaire de cette chance et de la gloire. Et sans lui je n'aurais jamais eu la liberté de faire Aces Weekly.

Kickback a-t-il été bien reçu en France ?

Cette album n’a guère bénéficié de promotion et a été publié par un petit éditeur. Je n'avais pas de grandes attentes pour cet album en France, même si cela aurait été agréable de toucher plus de personnes.

Qu'est-ce qui vous a poussé à commencer Aces Weekly ?

Parce que cela me semblait une chose facile à faire, beaucoup plus facile que dans la presse. Je voulais créer une anthologie d'histoires réalisées par de grands talents, qui pourraient aller directement au lecteurs en supprimant tous les coûts inutiles. Le lecteur bénéficie ainsi d’un bon prix et le créateur touche un pourcentage bien plus intéressant. J'ai commencé avec l'aide d'un collègue, qui est maintenant le gestionnaire des abonnements. Nous n’avons plus besoin de papier nous sommes au 21e siècle. Nous pouvons nous passer de tous les intermédiaires (éditeurs, imprimeurs, libraires, distributeurs…). Mais il faut du temps pour changer les mentalités. Les jeunes n’ont pas de gros budgets et sont habitués à trouver gratuitement sur le web une profusion de bande dessinée. Et il y a les plus âgées qui tiennent à l’objet papier, ce n’est pas facile de changer les mentalités. D’autre part il y a tous ces jeunes auteurs qui publient et offrent gratuitement leur travail sur le web en espérant devenir connu par ce moyen. Ils cassent le marché.
Il nous faut beaucoup plus d’abonnés à Aces Weekly pour être viable. Nous sommes 3 personnes qui y travaillons dont moi, qui ne me rénumère pas pour le moment.

Comment choisissez-vous les artistes que vous publiez ?

Il n'y a pas de vraie ligne éditoriale : c’est ce qui fait la plaisir de lire des choses très diverses. C'est un mélange de créateurs, les grands de la bande dessinée et de grands nouveaux arrivants, qui ont seulement le talent en commun. Ils ont la liberté de raconter n'importe quelle histoire qu'ils aiment, avec pour seule contrainte d’être aussi universels que possible. Et ils restent propriétaires de leurs œuvres.

Avez -vous l'intention de publier quelques-unes des histoires dans les livres papier classique ?

Pas d'impression papier prévue : nous essayons d’être les champions du numérique ! Mais nos créateurs peuvent publier dans une autre langue que l'anglais s'ils veulent - et nous avons déjà eu une édition italienne de deux de nos histoires. En dehors de cela je demande une période d'exclusivité à nos créateurs pour toute nouvelle publication en anglais. Notre magazine fonctionne sur toutes tablettes et appareils et nous sommes en train de publier sur Comixology pour ceux qui veulent de nous lire dans le bus…

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Nicolas Devil en 2016
Comment s’est passée la création de Saga de Xam

On était des amis, avec Jean Rollin. On a fait ça, je ne dirais pas en dilettante mais presque. Pendant à peu près un an, on a ramassé des idées et à un moment donné je me suis mis à dessiner. C’est tout simplement comme cela que c’est né. Après une année de travail nous sommes allés voir Losfeld. Il était très intéressé car une bonne partie de ses publications étaient de la bande dessinée. À cette époque ce n’était pas quelque chose de bien vu. C’était vu comme quelque chose de bancal, d'un peu vulgaire alors que maintenant elle a ses lettres de noblesse. L’érotisme c’est effectivement Losfeld qui nous l’a suggéré, il aimait bien cela, ses livres tournaient aussi autour de ce thème. J’étais un tout jeune homme de vingt-deux ou vingt-trois ans mais cela correspondait à ce que je voulais faire pour Saga. Cela s’est passé de façon très facile, je dirais. Étonnamment facile. Je ne connais pas le tirage de l'album, j’étais un hippie et ces choses-là ne m’intéressaient pas. Ce qui m’intéressait c’était de dessiner, de raconter des histoires… Nous vivions dans un grand appartement à Paris, dans un quartier chic. On tripait là-dedans, on s’amusait, on dessinait. C’était dans l'esprit du moment. C'est ainsi que certains amis ont collaboré à l'album, les lettristes et coloristes et Philippe Druillet, notamment. J'ai aussi connu Jean Giraud bien sûr. On était des amis avec Jean. Je respectais sa qualité de dessinateur et de ses créations. Il avait une très belle façon de raconter des histoires. Je n’ai pas voulu travailler pour Pilote même si on se connaissait les uns les autres. J’étais bien dans ce que je faisais et je n’avais pas envie de changer. À l’époque Pilote ce n’était pas la même préoccupation par rapport à la bande dessinée. Je préférais réaliser des bandes qui me semblaient plus achevées. Pilote ce n’était pas le même monde que ce qui était possible chez Losfeld. Nous n’avions pas l’impression d’être avant-gardistes mais on avait l’impression de dire ce qu’on avait à dire, voilà tout. Mais j’ai toujours beaucoup d’admiration pour les gens de Pilote et pour Moebius avec qui on se retrouvait régulièrement, même si nous n’avons jamais travaillé ensemble, pour échanger des idées.

Le choix de mettre une photo en couverture d'une bande dessinée est étrange même à cette époque-là.

C’est une photo de Catherine, mon épouse (rires). C’est une sorte de private-joke. À cette époque-là on était un peu coincé, un peu guindé, alors si j’avais dit que c’était ma femme cela aurait pu être mal vu par mon entourage. Mon épouse a eu son influence sur l’album. Dans ce grand appartement on faisait du dessin, de la bande dessinée, des gens nous demandaient de faire des décors, des génériques de films ou des choses de ce genre. On était très actifs, même si on fumait de temps en temps. L’acide on ne s’en est pas beaucoup servi. On était plus sur les petits joints que sur l’acide qui est quelque chose de très fort. On a tout de même fait quelques trips à l’acide. On savait que c’était dangereux et on n’a pas abusé, ni continué ces choses-là et je pense qu’on a bien fait. Le dernier chapitre de Saga est une sorte de description d'un trip à l'acide. On était très ingénieux, on cherchait des astuces comme Xam qui est l’inverse de Max pour nommer cette planète peuplée uniquement de femmes. À l’époque cela nous faisait rire, aujourd’hui cela peut paraître désuet. Il y a une facture qui correspondait tout à fait à cette époque et je ne la renie en rien, bien sûr.

Saga de Xam est une œuvre majeure, le passage (pour la bande dessinée) de travaux de commande à un travail d'auteur.

Je ne sais pas mais en tout cas c’est un cliché du temps. Et c’est ça qui m’intéresse : c’est les clichés du temps, ce qui se passe au moment où l'on crée. Saga était dans l’esprit même du moment où on vivait, dans les débuts des années soixante. On le voit bien dans les images, dans les dialogues et dans ce qu’expriment les personnages, qui sont ancrés dans le temps où nous l’avons réalisé. Ces images sont aussi inspirées du pop-art. Mais le pop-art s'était précédemment inspiré du style et du design de la bande dessinée. Évidemment cela serait intéressant de replacer Saga de Xam dans le contexte actuel. Cela continue d’être intéressant dans le temps qui va venir, comme cela a été intéressant dans le temps qui est passé. Le temps est élastique, il y a toujours des réminiscences et il y a toujours des idées, qui à travers les années, les dizaines d’années, ressurgissent. C’est cette liaison avec le temps qui m’a toujours intéressé. « Intéressé » étant un mot simple pour désigner mon ressenti par rapport à cela. Ce sont les idées du temps mais aussi des hommes et des femmes qui ont vécu dans ces temps-là. Il y a quelque chose de merveilleux là-dedans. Je pense aux gravures de Holbein, à toutes ces choses qui sont absolument magnifiques. Les artistes retranscrivent l'esprit du temps. Ainsi à la Renaissance tout le monde était dans le même esprit, de même à l’époque de Jules Vernes. Il y a une homogénéité dans les créations d'une époque. Saga de Xam fait partie de l’image même du moment des années soixante.

Vos noirs et blancs sont devenus presque un symbole de ces années, en effet. Aviez-vous conscience de faire quelque chose qui était hors du commun ?

Non. Au moment où nous avons commencé Saga de Xam, nous étions une bande de jeunes. On ne se disait même pas créateurs, on s’amusait, on avait du plaisir à faire cela. À un moment donné, lorsqu’Éric Losfeld est venu et a vu ça, alors là on était tout d’un coup fiers et heureux de rentrer dans ce courant d’idées. On a été très gâtés.


 

Page modifiée en novembre 2014